Dans "La Mosaïque de l'islam", Suleiman Mourad s'inquiète : la vision fondamentaliste de l'islam est en train de devenir la norme. Entretien.
Dans son livre La Mosaïque de l'islam (Institut d'études avancées de Nantes-Fayard, 2016), un modèle d'érudition, mais aussi de clarté, ce professeur d'histoire et de civilisation de l'islam au Smith College (Massachusetts) rappelle ce qui est aujourd'hui trop souvent oublié : l'islam n'est pas un, mais multiple. Pourtant, les musulmans comme les non-musulmans finissent par croire que le seul vrai, c'est l'islam littéraliste, celui des salafistes.
Le Point : Vous estimez que l'image que nous avons aujourd'hui de l'islam est biaisée. Pourquoi ?
Suleiman Mourad : Comme je l'explique dans mon livre, l'islam est une mosaïque où coexistent historiquement des courants et des pensées différents. Or nous vivons de plus en plus sous le régime de la pensée unique, celui d'un islam d'inspiration wahhabite ou salafiste dont la plupart des musulmans comme les non-musulmans finissent par penser qu'il est le seul véritable islam.
On assiste donc, selon vous, à une salafisation des esprits ?
Progressivement, oui : la salafisation des esprits est en marche. D'où, par exemple, la conviction aux États-Unis que le port du voile est obligatoire en islam, que c'est un signe religieux comme un autre, ce qui n'est pas entièrement vrai. Un autre exemple : la conviction que le soufisme, cette vision intériorisée de la foi musulmane, est une hérésie. Or c'est le wahhabisme et à sa suite le salafisme qui l'ont considéré comme tel, et l'ont condamné. Ces gens-là estiment que l'islam est supérieur et doit s'imposer aux autres religions, ce qui justifie leur intolérance, mais ils pensent aussi qu'eux seuls sont les bons musulmans, ce qui exclut non seulement les soufis ou les chiites, mais aussi les sunnites, jugés trop occidentalisés.
Mais comment expliquer ce succès ?
Les musulmans modérés ont eu tendance depuis la Première Guerre mondiale à ne plus s'intéresser vraiment à la religion, considérant qu'elle ne pouvait répondre aux problèmes économiques et sociaux que rencontraient leurs pays. Ils ont été tentés par des idéologies comme le socialisme, le panarabisme, etc. Ils ont donc abandonné le terrain religieux aux plus radicaux, qui étaient aussi les plus prosélytes.
N'existe-t-il aucun penseur musulman capable aujourd'hui de proposer une alternative au discours salafiste ?
Bien sûr que le discours réformateur existe, mais il est inaudible, voire menacé, par les islamistes, mais aussi par les musulmans modérés, gangrénés par la théorie du complot, qui considèrent ces penseurs comme des traîtres. On leur reproche de vouloir réformer une religion censée être parfaite, et de pactiser avec l'ennemi, l'Occident. L'islam est devenu la proie du politique. Et les réformateurs ont d'autant moins de poids que les Occidentaux les tiennent pour non représentatifs.
Le Point
Présentation du livre La Mosaïque de l'islam
Un historien célèbre pour ses études comparatives interroge sur le Coran un savant spécialiste de l'histoire de l'islam. Ensemble, ils retracent les grands moments de cette histoire et mettent au jour les disputes, particulièrement méconnues, qui ont présidé à la formation, à l'organisation et à la destinée de la dernière religion monothéiste.
Répondant aux questions de Perry Anderson, Suleiman Mourad dépeint ainsi l'efflorescence des écoles d'exégèse coranique et les controverses auxquelles n'a cessé de donner lieu l'interprétation des textes fondateurs de l'islam. Au fil de leur entretien, il expose les logiques de légitimation et de pouvoir sous les cinq premiers califes ; il rappelle la genèse des doctrines du djihad dans les circonstances particulières des Croisades et de l'invasion mongole sous les Abbassides ; enfin, il éclaire la difficile entrée du monde musulman dans la modernité. Marqués par la coupure de l'islam avec les traditions, le wahhabisme et le salafisme ont forgé le projet du panislamisme, dont l'organisation de l'État islamique (EI) est le dernier rejeton.
Loin de l'image largement fantasmée d'un islam monolithique, c'est une riche mosaïque de traditions et d'interprétations diverses qui est ainsi dévoilée. Connaître cette richesse et cette diversité est un antidote aux fondamentalismes de tout bord.
Traduit de l'anglais par Matthieu Forlodou